Les billets de banque du « marché noir » à Montferrand-du-Périgord
Les billets de banque du « marché noir » à Montferrand-du-Périgord
Au sortir de la deuxième guerre mondiale, la France se trouve dans un piteux état. Nos alliés, les Américains et les Anglais, tant acclamés, à juste titre, n’ont cependant jamais manqué de tergiverser dès que l’occasion le leur permettait. Il avait été convenu, avec le gouvernement provisoire français, que seraient livrés à la France, une fois la victoire acquise, les produits essentiels à la vie économique, tous les mois et pendant six mois : vivres, vêtements, médicaments, aides à l’agriculture, matières premières. C’était « Le plan A ».
Des pourparlers doivent avoir lieu à Washington à l’issue de la Libération. Ce qui n’avait pas été prévu, ce sont les moyens de transport et l’acheminement ensuite de ces fournitures. Les ports sont, soit réservés aux armées britanniques ou américaines, soit inutilisables du fait de leurs destructions. Les moyens de communications ? Partout inutilisables, partiellement ou totalement interrompus.
Le ministre des Affaires étrangères, début novembre 1944, faisait la liste des besoins au sortir de la guerre :
- « produits alimentaires indispensables pour compléter les ressources nationales : 800 000 tonnes dont 300 000 tonnes de corps gras ;
- Produits nécessaires à la remise en marche de l’agriculture, engrais, phosphates : 390 000 tonnes ;
- Matières premières pour l’industrie : 600 000 tonnes ;
- Produits sidérurgiques semi-finis : 510 000 tonnes ;
- Équipements divers, notamment pour les mines et les matériaux de construction : 248 000 tonnes ;
- Produits pétroliers : 800 000 tonnes ;
- Charbon : 2 500 000 ; »
Le 15 décembre 1944, les ministres font parvenir au général De Gaulle un rapport sur l’état de la France, catastrophique.
Les moyens de transport ont été partiellement détruits soit du fait des batailles et des affrontements, soit par les actions de la Résistance. Sur les 11 800 locomotives, seules 4000 sont en état de marche. Au premier janvier, on en prévoit 6000 en service et 913 électriques. Reste que les ouvrages d’art ont été détruits. 1245 ont été reconstruits et la Loire peut à nouveau être franchie.
Sur les 2 500 000 véhicules automobiles, il n’en reste que 300 000 dont 80°/° d’utilitaires, soit 6100 camions, 900 ordinaires, 10 000 autocars. « Il est à noter que les usines Berliet, à Lyon, sortent environ 40 camions par semaine. Mais il y faut des pneus ! 9 000 sont réparés dans les usines tous les mois alors qu’il en faudrait 30 000 et 25 000 pour les bicyclettes». Les besoins seraient de 500 000 .
Les voies fluviales ont été entièrement rendues inutilisables. Le trafic y est progressivement remis en route. Quant aux ports, ils ont été détruits et minés par les Allemands.
La production de charbon, nécessaire au fonctionnement des usines, bien que doublée de septembre à décembre, n’est toujours qu’à la moitié du rendement habituel et ce, malgré le passage du travail de trois à six heures par jour.
L’électricité continue à faire défaut malgré une augmentation notable mais les barrages du Massif Central ne reviendront à leur production habituelle qu’en 1947.
Les carburants ne coulent pas à volonté, les usines ont été pillées, les matériaux de construction font défaut. Les industries textiles tournent au ralenti faute de matières premières.
La main d’œuvre manque et ne remplace pas les 100 000 tués, les 2 400 000 prisonniers ou au travail forcé en Allemagne.
La Libération, l’Armistice, la Victoire, ne signifient pas que le pays va retrouver, comme par enchantement, la situation antérieure. Les restrictions, les tickets de rationnement vont encore perdurer, avec quelques modifications. La ration de pain a été portée de 270 à 350 grammes. Celle de viande de 80 ou 100 grammes à 300 grammes. Les corps gras à 100 grammes et on distribue des pommes de terre. Un ministère a été créé, celui du Ravitaillement. Heureusement la récolte de blé a été suffisante. Les champs de betteraves, sinistrés, vont être indemnisés et les usines de transformation en sucre, aidées.
Pour pouvoir satisfaire aux 2500 calories par jour, le gouvernement compte sur l’importation de denrées alimentaires des colonies et de la part des alliés. Manquent aussi du savon, des produits pharmaceutiques, des chaussures, des vêtements, des couvertures, etc.
Comment apaiser les mécontentements, les déceptions lorsque tout manque ? Les désordres apparaissent, et les représailles…
Dans un discours radiodiffusé le 31 décembre 1944, le général De Gaulle, parlant de l’état de la France : « C’est un pays torturé par l’ennemi, puis ravagé par la bataille, bouleversé enfin dans ses moyens d’existence et de production, qui vient de vivre les douze longs mois de 1944».
Lors d’une allocution à la radio, le 17 janvier 1945, il revient sur ce triste tableau.
« Le peuple français, surtout dans les grandes villes, souffre cruellement du froid et ne reçoit, en général, qu’une nourriture à peine suffisante. (…) Dans presque tous les ateliers, bureaux, magasins, il faut travailler sans chauffage. Les hôpitaux, les pouponnières, les écoles, ne reçoivent que de maigres allocations de combustible. Les rations alimentaires sont étroitement calculées ; leur distribution subit des a-coups et des retards. Il n’y a pas de lait qu’à peine ce qu’il faut aux tout petits enfants et aux malades. (…) Notre agriculture, bien qu’elle se trouve dans une situation relativement meilleure, ne dispose cependant pas des engrais et de l’outillage qui lui permettrait de prendre l’essor dont elle est capable. »
Tout cela est bien vrai mais, que de disparités du nord au sud de la France ! La polyculture du sud de la Dordogne n’a pas grand-chose à voir avec les champs du Nord et du Pas-de-Calais ! Certes les réquisitions ont affecté nos campagnes, mais des habitudes de frugalité et la diversité des productions locales pouvaient pallier, en partie, les manques. Les artisans, les moins aisés et les précaires, par contre, malgré ou à cause d’un jardinage assez généralisé, devaient parfois avoir recours à du troc : services payés en œufs ou en poulets par exemple !
À Montferrand comme partout ailleurs, il y avait le marché noir et des portefeuilles ont bien gonflé.
Une recherche dans Wikipedia nous renseigne longuement sur ce phénomène. Nous vous en proposons un très bref résumé. « Le marché noir en France pendant la deuxième guerre mondiale, c’est l’ensemble des transactions illégales » de juin 1940 à 1949, date de la fin du rationnement. Les grossistes sont les premiers à profiter de ce système d’abord instauré par et pour les Allemands qui vident à peu près tout le pays. Le gouvernement de Vichy veut ensuite lutter contre les filières clandestines et les stocks accumulés. Éternel problème des « accapareurs ».
Les plus riches en profitent en premier puisque capables de supporter les hausses de prix. Les campagnes ne tardent pas à suivre et à y participer de plus en plus en même temps que pleuvent les dénonciations. Vichy entame alors une politique de répression avec des internements administratifs et des juridictions d’exception jusqu’en 1943. Des fortunes se sont malgré tout constituées chez les « profiteurs de guerre ».
La fraude, si elle est réprimée par le régime, est, tout au contraire, encouragée par la Résistance.
Le ministre de l’Économie Nationale, Pierre Mendès France, écrit au général De Gaulle, le 18 janvier 1945, pour l’alerter sur la nécessité « de pratiquer une politique active de remise en ordre et d’assainissement de nos finances ». À cette fin il est apparu au gouvernement qu’il doit notamment s’attaquer sans tarder à la pléthore monétaire et en résorber une fraction importante en circulation. Le ministre rappelle ensuite « les mesures qui lui semblaient nécessaires et qui n’ont pas été mises en œuvre avec assez de prudence et ont conduit à l’inflation » ainsi qu’aux « enrichissements illicites ».
La solution sera en partie dans ce qui a été appelé « L’échange des billets » à savoir rappeler les billets du temps de la guerre et les remplacer par de nouveaux. Les anciens deviendraient inutilisables pour les Français mais aussi pour les Allemands qui en ont emporté en masse.
Encore faudrait-il en avoir de tout neufs. Or nous ne pouvons pas en fabriquer en France et nos alliés, à qui nous en avons commandé, tardent à nous en procurer venant d’Amérique, à cause d’erreurs dans leur impression ! Il faudra attendre que les Anglais en produisent de corrects et que le gouvernement définisse les limites à donner aux échanges individuels.
Un désaccord se fait jour avec le ministre des Finances, M. Pléven. Pierre Mendès France l’accuse « d’avoir lancé dans le circuit, par suite des relèvements de salaire et de traitements, par suite des hausses de tarifs et de prix, des dizaines et des dizaines de milliards, lesquels courent à la poursuite de marchandises inexistantes et finissent toujours par se concurrencer sur le marché noir, dont ils font monter astronomiquement les prix ». M. Mendès France démissionne.
Le général accepte la démission et M. Pléven, à son tour, déploie ses tactiques et sa politique. L’échange des billets avait pour but
-
assumer l’annulation, au profit de l’État, des billets détruits ainsi que des billets emportés par l’envahisseur ou exportés frauduleusement à l’étranger ;
-
recenser la partie des fortunes qui s’est constituée en billets de banque ;
-
provoquer une action de blocage des billets.
Les modalités de l’opération sont disputées : échange des billets francs pour francs ou non, blocage ou pas, date de la mise en œuvre avant ou après les élections, etc … Nous n’irons pas plus loin dans ces controverses trop complexes pour une citoyenne ordinaire.
À Montferrand du Périgord, comme partout ailleurs, des personnes se trouvent dans l’embarras…
C’est à ce propos que je me plais à évoquer les souvenirs d’André Coudert, forgeron au cœur du village, (décédé en 2014). Le Bulletin municipal d’octobre 2014 lui consacre un article et le présente comme « une personne chaleureuse, sympathique et dévouée. (…). Il aimait évoquer le Montferrand de sa jeunesse et nous faire revivre le passé d’une vie rurale dont il avait la nostalgie, assurément. ».
C’est bien ainsi que je l’ai trouvé, dans sa forge, attirée par une décoration, pour le moins particulière, de sa cour et de son atelier. J’ai donc fait sa connaissance, au hasard d’une visite dans le village natal de ma grand-mère paternelle.
Il se trouve que M. Coudert a écrit ses mémoires qu’il signe « Par André Coudert, Montferrandais d’origine » Nous pouvons deviner, par cette précision, sa fierté d’être d’une vieille famille enracinée au village. Il m’a aimablement autorisé à les reproduire et j’en extrais ce qui intéresse le présent sujet.
Évoquant la guerre dite « de 39-40 », il raconte le maquis et le passage de troupes allemandes : « Un jour, il a fallu quitter le bourg, il y avait deux autos mitrailleuses et ils ont tué un maquisard à Couture. Il y avait un groupe de maquis au château qui s’appelait le groupe Pistolet. Heureusement qu’ils étaient camouflés dans un bois à côté et qu’ils n’ont pas bougé sinon le bourg aurait brûlé. Mon père était pour le maquis et souvent ils lui demandaient des renseignements sur le comportement des gens, il s’est produit quelques accros, principalement avec un habitant du bourg qui n’avait pas du tout les mêmes idées. Mon père avait fait cinq ans de guerre de 14 à 19, un an d’occupation en Allemagne, et de la Marne, il en gardait de mauvais souvenirs, mais c’était un homme franc et pas méchant et tout c’est bien terminé pour ce monsieur : c’était une époque très dangereuse et il fallait éviter de parler, ce qui parfois, était très difficile.
Dans le maquis, il y avait deux catégories : ceux qui défendaient la France pour en chasser l’ennemi et ceux qui se remplissaient les poches, qui allaient dévaliser les maisons, qui ramassaient l’argent tombé du ciel avec les parachutages de nuit… on a vu la suite à la fin de la guerre. Mon père qui était honnête est reparti comme avant, certains maquisards ont acheté des fonds de commerce, d’autres ont fait bâtir des maisons, beaucoup l’ont mangé aussi vite qu’ils l’avaient gagné.
Je me rappelle d’une séance avec un collègue forgeron qui avait dit à mon père qu’il fallait en profiter tant que les affaires allaient bien (c’était en 44, année des parachutages). Quand tout a été fini et rentré dans l’ordre, ce forgeron a fait construire des maisons ; quelques clients ont dit à mon père que forgeron était un bon métier qui gagnait bien sa vie, en prenant comme exemple ce brave forgeron.
Mon père répondait qu’il était forgeron avant lui et qu’il ne pouvait pas faire construire de maison, il ne fallait pas insister, car mon père était très nerveux et il rajoutait tout simplement que son collègue n’avait pas cassé de manche de marteau pour gagner cet argent.
Après la fin de la guerre, il a fallu changer des billets de 5 000 F d’époque, alors, ce brave collègue qui en avait trop et avait peur de se faire prendre, a proposé à mon père et à un autre vieux forgeron de Saint-Romain de lui en échanger. Ils ont répondu tous les deux qu’ils ne voulaient pas aller en taule pour lui et qu’il n’avait qu’à les brûler, ce qu’il n’a pas fait puisqu’on a vu la suite. Il n’a pas été le seul à faire ça. J’étais jeune, mais je me souviens de l’après-guerre et il y aurait beaucoup de choses à raconter ».
Nous nous abstiendrons de commentaires sur le genre humain.